L'urgence morale du climat face aux bulles sociétales
Dans son dernier ouvrage, Frédéric Samama propose un "choc de représentation" pour réinventer notre rapport moral à la nature et combler le fossé entre intérêt économique et responsabilité universel.
Qu’est-ce qui selon vous explique l’inaction en matière de lutte contre le changement climatique, malgré l’accumulation des preuves scientifiques ?
L’inaction face au défi climatique est effectivement une énigme. On connaît le sujet depuis 50 ans et tout le monde a pu déjà en subir les conséquences depuis au moins 10 ans - feux de forêt, vagues de chaleurs, typhons, manque d’eau. Nous avons créé le problème et il nous menace en tant qu’espèce. Dès lors, pourquoi n’arrivons-nous pas à nous mobiliser ?
Pourtant cette mobilisation a été possible avec le Covid, le passage à l’an 2000 ou encore la disparition de la couche d’ozone. Qu’est-ce qui rend ce défi différent des autres?
Il y a évidemment de nombreuses explications. Celle que je défends est que nous sommes enfermés dans trois « bulles » sociétales distinctes, à l’instar des bulles financières. Ce sont des moments d’excès de confiance dans nos visions du monde. Prenons l’exemple d’un rat dans un labyrinthe avec un morceau de fromage. Tout d’abord, il erre, ensuite se forge un itinéraire, puis le suit mécaniquement, très confiant de trouver à manger. Il s’enferme dans ce schéma.
L’humanité aurait eu trois “moments fromage”. Le premier est le moment de l’accès aux ressources naturelles, né de l’agriculture et de la science moderne. Le deuxième est celui du néolibéralisme, caractérisé par l’accès à des ressources humaines à travers le monde. Le troisième, et le plus critique, et certainement le plus caché, est celui de la modélisation. Cet outil, initialement conçu comme un moyen pour améliorer l’accès aux ressources (en chassant jusqu’à épuisement des animaux, ce qui nécessitait de créer un modèle de leur comportement), est devenu notre rapport premier au monde.
Ces trois moments ou bulles sociétales, rendent très compliquée l’action, et notamment par la dimension morale du problème climatique.
Mais la « bulle du néolibéralisme » n’a-t-elle pas créé les conditions de l’essor économique et culturel de l’Europe ?
Ce thème est au cœur de mon propos. En Europe, aux XVIIe et XVIIIe siècle, les penseurs, de Machiavel à Smith en passant par Spinoza, ont cherché de nouveaux mécanismes afin de mettre fin à une succession de guerres, toutes au nom de la religion et de la morale. Une expérimentation unique au monde a été menée, consistant à créer des instruments de coordination humaine qui ne reposent pas sur la morale ou la religion. Cela donnera les Etats modernes avec le traité de Westphalie, ainsi que le capitalisme, tous deux fondés sur la notion d’intérêt, qui se forge alors.
Le système a formidablement marché puisque l’espérance de vie s’est allongée, des centaines de millions de personnes sont sorties de la pauvreté, et des milliards de personnes sont sorties de l’illettrisme.
Pourquoi cette même bulle crée-t-elle aujourd’hui une impasse méthodologique pour la finance, l’empêchant d’intégrer pleinement le climat dans ses stratégies d’investissement ?
Nous avons conçu un système qui se voulait amoral. Or le problème climatique appartient à la sphère de la morale et de l’action. Il s’agit de protéger les plus exposés et les générations futures. La sphère économique a pris tellement d’ampleur du fait de son succès qu’elle a phagocyté la sphère morale, conduisant à une erreur fondamentale : tenter de régler un problème moral par des mécanismes qui n’ont pas cette finalité. Sa prise en compte nécessite d’autres instruments.
Si l’on suit votre raisonnement, la modélisation aboutit à une représentation trompeuse du monde ?
La modélisation a été conçue pour améliorer l’accès à des ressources, et permettant donc renforcer nos chances de survie. Or, aujourd’hui, la modélisation devient la finalité. La priorité, qui est celle de vivre, doit être remise au cœur de notre système de prise de décisions : la modélisation est un moyen, pas la finalité de notre histoire.
Comment s’extraire de ce système de bulles ?
C’est très difficile. Une bulle éclate, par définition. Dans le cas du climat, cela se traduit par une catastrophe humaine.
Beaucoup a été essayé. Je propose une voie qui est celle de la représentation pour faire émerger de nouvelles valeurs, car la coordination humaine passe par les valeurs.
J’utilise la vue de la Terre depuis l’espace. Les astronautes ont tous rapporté que leur perception a changé, certainement parce que cela active trois mécanismes.
Tout d’abord, ils ont perçu la fragilité de la Terre. Or, face au fragile, notre nature intrinsèque est de “prendre soin”, et Levinas en fait le fondement de l’éthique. Ensuite, ils ont trouvé la Terre belle, ce qui active le concept de beauté désintéressée, formulé par Kant, et “prépare à la morale”. Enfin, cette vue nous rappelle l’unicité du vivant dans l’espace, et nous renvoie à Spinoza et que “nous sommes nature”. En observant la Terre, belle, fragile et vivante, au milieu de l’immensité froide et glaciale de l’espace, cela nous remet à notre place : nous ne sommes pas au-dessus de la nature, mais en faisons partie.
Il ne s’agit pas d’envoyer 8 milliards de personnes dans l’espace, mais de nous ancrer de nouveau dans la nature. On pourrait par exemple enseigner à l’école comment certaines plantes émettent des gaz pour prévenir des attaques de prédateurs, ou encore les codes sociaux des animaux.
Quelle solution entrevoyez-vous pour créer une coopération autour de la question du climat ?
Il faut recréer des valeurs communes. Les religions ont créé des mécanismes de coordination à grande échelle, mais leur mise en compétition ne permettait pas d’atteindre l’universel. Le capitalisme a atteint l’universel, mais au prix d’un individualisme qui efface la morale.
Le climat pourrait être cette valeur universelle de responsabilité. Ce serait une nouvelle fonction: réinventer les mécaniques de sociabilisation avec la nature, et par effet induit entre les êtres humains.
Dans un monde en voie de fractionnement, le climat n’est alors pas seulement un immense défi, c’est aussi une formidable opportunité.
Frédéric Samama est un expert mondial de la finance durable. Docteur en économie et diplômé en philosophie, il enseigne à l’Université Columbia et à Sciences Po. Il est notamment le co-auteur de l’ouvrage Sovereign Wealth Funds and Long-Term Investing avec Patrick Bolton et le prix Nobel Joseph Stiglitz et vient de publier The Enigma of Climate Inaction (Routledge), la version anglaise enrichie d’Archéologie de l’inaction (Hermann, 2024).




